Article initialement écrit en arabe pour la Legal Agenda. Lire la totalité de l’article dans sa version intégrale plus détaillée sur ce lien.
Une semaine après la double explosion meurtrière du port de Beyrouth le 4 août 2020 résultant du stockage de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium dans le hangar No. 12 du port, de dangereuses « rumeurs » circulent concernant la précipitation des courtiers (affiliés à des politiciens influents) aux quartiers sinistrés de Gemmayzé, Mar Mikhael et Achrafieh, proposant aux propriétaires des anciens immeubles à caractère patrimonial d’acheter leur bien délabré contre un paiement en espèces en « dollars frais ». Tels un vautour attendant le moment adéquat pour bondir sur sa proie et assaillir sa carcasse dévastée, ils rodent autour des quartiers patrimoniaux, en alarmant leurs habitants désormais sans-abri sur l’ampleur des dommages et le danger potentiel sur la sécurtié publique qui en découle. Ils espèrent ainsi persuader les propriétaires de l’impossibilité de réhabiliter leurs demeures et de la nécessité imminente de les démolir afin de pouvoir les leur acheter au prix le plus bas. Une mesure qui permettrait plus tard aux promoteurs immobiliers convoitant ces quartiers de longue date d’ériger leurs projets de tours modernes à leur place, comme ce qui s’est déjà produit dans les quartiers alentours, notamment après la guerre (1975-1990) lors de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth.
En revanche, plus de 30 associations et des centaines de bénévoles se sont mobilisés dès le premier jour sur le terrain afin de nettoyer les rues et les maisons des décombres d’une part, et pour mener un inventaire préliminaire des bâtiments endommagés d’autre part, en les représentant sur des plans schématiques, une étape nécessaire pour la restauration en deuxième phase. Certaines de ces associations ont leur financement propre, et ont réussi à solliciter la diaspora libanaise et la communauté internationale à leur faire des dons sur les plateformes électroniques de collecte de fonds, notamment dans un climat de manque de confiance vis-à-vis des institutions officielles et gouvernementales et la crainte d’un détournement de ces fonds à cause de la corruption qui sévit. Tout le monde s’active séparément, sans coordination entre les différents groupes et en l’absence d’une gestion centralisée des données ce qui n’empêche pas qu’un même travail soit repris plusieurs fois. Des plans ont été publiés sur les réseaux sociaux faisant un état des lieux simplifié des quartiers sinistrés, réduisant l’état des bâtiments à 3 catégories (Bon, moyen, mauvais) sans aucune indication sur les critères qui ont été retenus pour cette classification, et sans comprendre s’il s’agit de l’état structurel des bâtisses ou de leur état architectural. Plusieurs appels au volontariat ont envahi les réseaux sociaux avec le nombre croissant des ONG et de groupements nouvellement formés de la société civile pour aider à la reconstruction des quartiers sinistrés, sans indications claires ni sur l’organisme faisant appel, ni sur le plan de travail, qui constituent une garantie que les efforts des bénévoles serviront vraiment à la protection du patrimoine plutôt qu’a constituer une base de données qui profitera aux courtiers « masqués ».
Si l’absence de coordination dans les premiers temps qui suivirent l’apocalypse peut sembler naturel et compréhensible, il est aujourd’hui impératif d’unifier les efforts et d’assurer une collaboration centralisée entre les différents groupes et instances en suivant un travail méthodique pour une plus grande efficacité en coopération avec les institutions administratives locales et internationales œuvrant pour la préservation du patrimoine, qui ont déjà commencé à discuter des initiatives de soutien.
Cet article s’adresse ainsi aux autorités libanaises responsables de mettre en place des mesures urgentes nécessaires pour la protection du patrimoine et du tissu social et urbain d’une part, et aux propriétaires des bâtiments patrimoniaux d’autre part, pour les exhorter à tenir bon sans être amenés à vendre leurs maisons, quel que soit l’ampleur des dégâts car les initiatives pour le financement de ce grand chantier de restauration ont démarré avec le soutien de l’UNESCO, de l’ICCROM et d’autres donateurs, comme nous le verrons par la suite.
DES MESURES URGENTES POUR PROTEGER LE TISSU SOCIAL ET URBAIN.
Selon le rapport préliminaire établi par l’Ordre des Ingénieurs et des Architectes de Beyrouth (figure 1), l’ampleur des dégâts résultant de la double explosion du port est estimée comme suit :
- Nombre total des unités d’habitation affectées : 200,000
- Nombre des bâtiments entièrement détruits : 30 – 40
- Démolition partielle des maisons devenues inhabitables : 2,300 – 2,500
- Effondrement majeur des murs structurels et des toitures des maisons devenues inhabitables : 800 – 900
- Nombre total des bâtiments endommagés : 39,000 – 40,000

D’autre part, selon le ministre de l’Agriculture et de la Culture du gouvernement intérimaire Abbas Mourtada, « 601 bâtiments patrimoniaux ont été endommagés dont 70 susceptibles d’être démolis si nous ne nous précipitons pas à les restaurer ». Le gouverneur de Beyrouth avait par ailleurs ordonné au commandement de la police de Beyrouth d’évacuer les bâtiments qui présentent un danger pour leurs habitants et d’empêcher temporairement le passage dans les rues et les biens publics qui les entourent jusqu’à ce que le danger soit relevé. Cette décision d’éviction concernait 60 parcelles des secteurs de Rmeil, Medawar et Saifi.
Ainsi, afin de préserver le tissu urbain des quartiers, l’urgence aujourd’hui revient à :
– Consolider rapidement les bâtiments patrimoniaux et à protéger leurs toitures détruites du ruissellement d’eau de pluie par des bâches imperméables afin d’éviter leur effondrement, suivant le principe fondamental que tous les bâtiments sont aptes à la restauration, même si le coût des travaux nécessaires s’élève variablement en fonction de l’ampleur des dégâts.
– Assurer des logements alternatifs aux sinistrés, afin de permettre aux propriétaires – et par extension aux locataires – de préserver leurs maisons patrimoniales sans être entraînés à les vendre. Cette responsabilité revient évidemment au gouvernement libanais par le biais des municipalités. Le maire de Beyrouth Jamal Itani avait d’ailleurs annoncé le 8/12/2020, lors du lancement de l’enquête de terrain sur la sécurité publique dans les bâtiments endommagés à l’Ordre des Ingénieurs et des Architectes de Beyrouth, que le Programme des Nations Unies pour les établissements humains (ONU-Habitat) a alloué une somme importante pour héberger les personnes dont les demeures ont été endommagées durant la période des travaux de consolidation du bâtiment.
– Déclarer les zones dévastées comme terrains intouchables, et mettre la zone sous étude afin d’établir un plan directeur global pour la reconstruction et cela afin d’interdire toute démolition dans ces secteurs. Le Conseil Supérieur de l’Urbanisme à qui revient la décision de mise sous étude à la demande de la municipalité de Beyrouth, devra ainsi coordonner avec la Direction Générale des Antiquités pour assurer une réhabilitation des demeures patrimoniales à l’identique, telles qu’elles étaient avant l’explosion meurtrière du 4 Aout 2020, en coopération avec les organisations internationales pour restaurer les bâtiments selon les règles de l’art établies par l’Unesco et l’ICCROM. Le plan devra surtout fixer une échéance pour l’achèvement des travaux de restauration afin de faciliter et de garantir le retour des habitants à leurs maisons et commerces dans de brefs délais.
– Figer toutes les transactions foncières dans la zone sinistrée. Faisant suite aux craintes de vente de bâtiments patrimoniaux, le ministre de la Culture Abbas Mourtada ainsi que le ministre des Finances Ghazi Wazni avaient d’ailleurs publié une circulaire le 8/12/2020 interdisant toute transaction d’achat ou d’assurance des biens immobiliers concernés, ainsi que toute modification apportée dans les registres fonciers pour ces bâtiments traditionnels et cela durant toute la période de déblaiement des décombres et de reconstruction des zones sinistrées. Abbas Mourtada dit vouloir empêcher « toute exploitation et atteinte » aux bâtiments endommagés ou toute modification du caractère architectural, patrimonial ou historique de ces bâtiments ; la décision veut aussi « protéger le caractère architectural, démographique et historique » des quartiers concernés. Le gouverneur de Beyrouth a, à son tour, annoncé qu’il n’accorderait aucun permis de construction de nouveaux bâtiments modernes aux propriétaires qui profiteraient de l’état d’urgence pour démolir les demeures endommagées sans permis, notamment ceux dont le bâtiment est inscrit sur la liste Inventaire des monuments historiques (figure 2). Dans une circulaire, le gouverneur demande aussi aux propriétaires des bâtiments endommagés notamment ceux inscrits patrimoniaux d’informer immédiatement le service d’ingénierie de la municipalité de Beyrouth des cas nécessitant des travaux de consolidation, en assurant que les autorisations nécessaires aux travaux seront délivrés dans la rapidité nécessaire sans suivre la procédure administrative usuelle, à condition que les travaux soient effectués en coordination avec la Direction Générale des Antiquités et conformément aux règlements en vigueur afin de préserver le caractère patrimonial des bâtiments. À son tour, le président de l’Ordre des Ingénieurs et des Architectes de Beyrouth Jad Tabet, qui est aussi membre du Conseil Supérieur de l’Urbanisme, a annoncé qu’il invitera le CSU à sa première session à mettre l’ensemble de la zone sinistrée sous étude.

UNE RESTAURATION DU PATRIMOINE A L’IDENTIQUE APRES L’EXPLOSION EST-ELLE POSSIBLE ?
Tout bâtiment est apte à être restauré, quoique le coût des travaux peut s’élever proportionnellement aux dommages résultant de l’explosion. A titre d’exemple, nous rappelons la reconstruction de Varsovie, à la fin de la Seconde Guerre mondiale après la destruction quasi-totale de son centre historique (plus de 85%) précédent le retrait des troupes Nazies en 1945. A cette époque, la Pologne s’est lancée dans la reconstruction de sa capitale en se basant sur les peintures réalistes de l’Italien Bernardo Bellotto, peintre à la cour du roi de Pologne en 1768, qui peignit les bâtiments et les places publiques de la capitale dans leurs moindres détails. 200 ans plus tard, les peintures de Bellotto, combinées à l’expérience des architectes, des historiens de l’art et des conservateurs, ont permis la reconstruction du centre historique en peu de temps, transformant les décombres en site du patrimoine mondial de l’UNESCO. À cette fin, les gravats et décombres de la ville ont été utilisés dans le processus de restauration, servant notamment à la production de nouvelles briques, tandis que les éléments architecturaux et les ornements d’origine des bâtiments historiques ont été restaurés et réutilisés dans les façades reconstruites. Comme à Beyrouth, les habitants des quartiers ont aidé eux-mêmes à lever les énormes quantités de débris, faisant du slogan «la nation entière construit sa capitale » la motivation de la ville sinistrée.
Nous reprenons cet exemple de la reconstruction de Varsovie aujourd’hui car il nous donne une leçon importante sur la possibilité de préserver l’identité de la ville et son patrimoine, sa beauté urbaine et historique, d’autant plus que les technologies modernes facilitent aujourd’hui cela à travers les photographies, les vidéos, les programmes d’ingénierie avancés, les simulations 3D, les archives de la Direction Générale des Antiquités, ainsi que les nombreuses études et enquêtes de terrains menées par les universités et les ONG ces dernières années. Nous citons à titre d’exemple les relevés et l’étude de morphologie urbaine sur Gemmayzé, menés par l’Ecole d’Architecture de l’Académie Libanaise des Beaux-Arts (ALBA – 2009).
LA NECESSITE DE PROMULGER LA LOI SUR LA PROTECTION DU PATRIMOINE
Une fois de plus, comme après chaque catastrophe, les bâtiments patrimoniaux sont menacés par l’appétit des promoteurs immobiliers en l’absence d’une loi moderne qui les protège, un appétit aiguisé par des coefficients d’exploitation élevés dans ces quartiers, dont le tissu contient le plus grand nombre de groupements patrimoniaux. Ces mêmes quartiers ont conservé leur tissu social, où des générations de familles se sont succédées et qui, grâce à leur diversité fonctionnelle et architecturale, constituent une véritable ville « vivante », animée de jour et de nuit, avec ses coutumes, ses habitants, ses petits commerces…
En effet, les maisons patrimoniales sont protégées au titre de la Loi des Antiquités promulguée en 1933, qui définit les monuments historiques comme ceux étant construit avant l’année 1700 sans avoir à être identifiés sur un quelconque registre, alors que ceux postérieurs à cette date doivent faire l’objet d’un acte formel d’inscription pour relever du régime des monuments historiques. Ainsi, la protection du patrimoine architectural de Beyrouth, en grande partie datant du 19ème siècle, nécessite l’inscription des bâtiments en question sur la liste Inventaire des monuments historiques. Cependant, l’inscription permet simplement à l’administration de pouvoir exercer un contrôle de tout projet de travaux portant sur ce bien (Lamy, Bou Aoun, 2018). La loi des Antiquités ne protège donc pas de façon efficace le patrimoine architectural libanais en raison de la présence de plusieurs lacunes dans le texte. Sa modernisation est aujourd’hui nécessaire : un projet de loi sur la protection du patrimoine architectural a été présenté au parlement en 2017 après un long processus entamé depuis 1996. La promulgation de cette loi est aujourd’hui plus que nécessaire.
FINANCER LA RECONSTRUCTION : UN SOUTIEN INTERNATIONAL
Qui financera et exécutera les travaux de réhabilitation et de reconstruction ? Telle est la préoccupation majeure des habitants des quartiers sinistrés, notamment ceux dont les frais de restauration dépassent leurs moyens. En effet, la tragédie coïncide avec l’effondrement économique du Liban et l’incapacité de l’Etat à financer les projets publics tandis que les banques se sont emparées des économies des gens, bloquant leurs comptes et leurs épargnes, et limitant leur accès aux devises dont elles ont désespérément besoin aujourd’hui pour reconstruire leurs biens.
Plusieurs initiatives de soutien financier ont été lancées à travers les associations de la société civile mais aussi au niveau des institutions culturelles internationales, notamment l’Unesco, l’ ICCROM, ICOMOS Liban et Blue Shield . La coordination entre ces différents acteurs est prévue pour collaborer sous l’égide de la DGA. « Le Centre de restauration de l’Université libanaise, dirigé par Yasmina Maakaroun, établira un état des lieux, suivi d’un plan d’intervention pour identifier les problèmes que présentent les vieilles bâtisses et pour analyser leurs caractéristiques ainsi que leurs typologies, afin de permettre une restauration respectueuse ». (L’Orient-Le Jour)
Des institutions Françaises et internationales se sont aussi mobilisées auprès de la DGA : Le musée du Louvre, l’Institut National du Patrimoine (INP), le Getty Museum, le Centre régional arabe pour le patrimoine mondial sous l’égide de l’Unesco et l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine (Aliph) qui a annoncé l’attribution d’une somme énorme pour soutenir la restauration des biens culturels. Le directeur général des antiquités Sarkis Khoury a également annoncé, lors du lancement de l’enquête de terrain sur la sécurité publique dans les bâtiments endommagés à l’Ordre des Ingénieurs et des Architectes de Beyrouth, que l’UNESCO allait lancer une campagne de collecte de fonds pour financer la restauration des bâtiments patrimoniaux endommagés par l’explosion du port de Beyrouth.
Bibliographie:
Lamy, Sébastien, Bou Aoun, Cynthia, “Le Patrimoine”, sous dir. Yazigi Serge, Majal, ALBA, Publications de l’Université de Balamand, 2018.
Makarem, May, “Les organisations internationales se mobilisent pour rebâtir le patrimoine architectural de Beyrouth”. L’Orient Le-Jour, 11/8/2020.
Merci pour cet article.