A l’occasion de l’exposition au Liban du Pavillon du Brésil à la Biennale d’architecture de Venise 2018, en cours au centre culturel brésilien à Beyrouth du 9 Octobre au 20 Décembre 2019, l’architecte co-curatrice du pavillon Laura Gonzalés Fierro, en conférence à l’ALBA, nous fait part de sa compréhension de l’Architecture comme pratique à l’intersection de plusieurs disciplines. Portant à la fois les casquettes d’architecte professionnelle, de chercheuse et de curatrice, elle matérialise cette vision dans le projet du pavillon « Walls of Air » qui explore la question de la transposition des frontières matérielles et immatérielles du Brésil et de son architecture, tout en explorant la façon de les contester et de les transgresser. À travers la cartographie et les maquettes, le pavillon explore les différents types de murs qui ont construit le pays et offre une réflexion sur les frontières de l’architecture elle-même par rapport aux autres disciplines. Ce travail de recherche a impliqué plus de 200 collaborateurs de diverses disciplines et a été publié dans un livre afin d’élargir la conversation au-delà des limites du moment de l’exposition.

Selon vous, qu’est-ce que l’Architecture ?

Voilà une question fantastique qui m’a beaucoup préoccupé dernièrement. L’architecture n’est pas uniquement une discipline traitant d’un objet ou d’un bâtiment ; c’est plutôt toutes ces relations humaines nécessaires pour créer nos villes et construire nos sociétés. L’architecture a un rôle très important au niveau des choses immatérielles et des valeurs culturelles d’un pays ; notre installation pour le pavillon brésilien explique d’ailleurs pourquoi il est important de commencer à regarder d’autres disciplines en parallèle à l’architecture.

Parlez-nous du pavillon brésilien. Comment avez-vous procédé et pourquoi cette idée de « Walls of Air » ?

Le thème de la Biennale 2018 fixé par les curatrices Yvonne Farrell et Shelley McNamara (Grafton Architects) était intitulé « Freespace » (L’espace libre), et chaque pavillon était libre d’interpréter ce thème dépendamment de sa réalité nationale. Nous étions 4 curateurs, deux femmes mexicaines et deux hommes brésiliens, et durant nos brainstormings, nous avons remis en question la notion d’espace libre. Beaucoup de gens pensent que le Brésil est un pays très généreux, inclusif spatialement et ouvert aux autres cultures. Nous avons voulu contester cette idée : Il n’était pas aussi libre que les gens le percevaient de l’extérieur. C’est comme ça que l’idée de « Walls of Air » a vu le jour. Nous avons voulu parler de ces murs visibles et invisibles qui ont construit le Brésil contemporain, ces murs que souvent nous ne pouvons pas voir mais qui sont aussi solides que les murs physiques comme par exemple les conflits religieux, les problèmes économiques, sociaux et politiques qui constituent à notre avis d’importants sujets de conversation très modernes et d’actualité car ils sont nécessaires pour comprendre comment nous construisons nos villes. Il ne s’agit pas uniquement des murs à l’intérieur des villes mais ça englobe les murs présents dans une culture tout entière et sur tout le territoire. Dans le cas de ce pavillon, il s’agissait du Brésil, mais les sujets traités sont universels et ne s’appliquent pas uniquement au Brésil. Lors de l’inauguration de l’exposition au centre culturel à Beyrouth, j’ai eu des interactions très intéressantes avec des visiteurs qui ont relevé que le Liban possède aussi ces frontières, ses propres « walls of air ». Cette observation est très gratifiante pour nous, les curateurs du projet, parce que l’objectif même de ce pavillon est d’initier une prise de conscience sur la nécessité de concrétiser ces frontières et de les comprendre pour pouvoir trouver les moyens des les faire disparaitre afin de créer des espaces plus inclusifs, de meilleures villes et, je l’espère, de meilleures sociétés.

Comment positionnez-vous votre pratique du métier d’architecte par rapport à votre conception de l’Architecture ?

Elle a beaucoup changé au fur et à mesure de ma carrière, surtout après la Biennale de Venise. Aujourd’hui, je suis davantage convaincue que la recherche et le design sont intimement liés. Auparavant, j’avais tendance à les séparer en pensant qu’on peut pratiquer l’une ou l’autre discipline parce que les rôles et les activités sont très différents lorsqu’on exécute un projet ou que l’on fait un travail de recherche académique. Mais en réalité, pour avoir un projet réussi, ces deux disciplines doivent être combinées surtout pour réaliser un projet connecté et intégré à la ville ; nous avons besoin de faire des recherches approfondies pour étudier non seulement le budget, la structure ou l’organisation des travaux, mais aussi pour approfondir des thématiques urbaines plus larges aux effets importants telles l’histoire, les migrations, le contexte culturel… des problématiques qui rendent un projet plus engagé socialement et donc réussi dans son contexte. Je pense que le véritable rôle de l’Architecture est d’essayer d’affecter, d’inclure et de communiquer avec le plus de gens possible.

Vous dites que l’Architecture doit être puissante (forceful) sans être imposante (imposing). Quelle est la frontière entre les deux ?

La ligne de séparation est en effet très fine et je le ressens à chaque fois que j’ai un nouveau client. J’ai eu la chance d’avoir des clients qui ont confiance dans le processus de génération d’un projet qui change continuellement au fur et à mesure de son élaboration, qui viennent convaincus d’une idée, d’un besoin quelconque et qui acceptent de l’abandonner en cours de route, après plusieurs échanges basés sur la recherche. Je pense qu’un bon projet est le résultat d’une bonne combinaison client – architecte ; il ne peut être imposé par l’architecte sinon il ne sera pas authentique et personnel. Je me pose toujours comme objectif que mon client puisse se reconnaitre dans son projet. Une architecture est « puissante » lorsqu’on est convaincu de son geste qui découle d’une recherche approfondie du contexte, des matériaux, de la condition spatiale, mais elle ne peut être « imposée » aux gens ; elle nécessite toujours un processus de va-et-vient et de débats pour générer un bon projet viable.

Dans votre discours, vous accordez beaucoup d’importance à la recherche, et vous avez d’ailleurs deux pratiques parallèles : l’architecte et la chercheuse. Aujourd’hui la plupart des architectes essaient d’avoir deux « laboratoires » au sein de leurs ateliers. Pourquoi y-a-t-il toujours cette séparation entre la pratique – ou disons la réalité – et l’exercice intellectuel de compréhension de l’architecture ?

Ma mission actuelle est de mettre la pratique et la recherche en relation simultanée. Durant les 20 années passées, nous vivions deux réalités parallèles qui ne se connectaient pas vraiment. Ceci est une erreur à mon avis, parce que nous avons besoin de cette interaction pour comprendre un contexte et faire les bons choix lors de notre conception et exécution d’un projet. Je suis à la recherche de chaque opportunité pour mélanger ces deux disciplines, la plus récente étant le pavillon du Brésil à la Biennale de Venise qui, à mon avis, a sensibilisé le public sur l’importance d’élargir la conversation vers d’autres disciplines. L’exposition s’appelle « Walls of Air » et le premier mur que nous avons voulu démolir c’est le mur séparant l’Architecture des autres disciplines, car une conversation à propos de l’environnement bâti et des dynamiques urbaines n’implique pas uniquement les architectes et les urbanistes ; Il faudra inclure les géologues, environnementalistes, avocats, économistes, sociologues… Jusqu’à ce jour, nous nous sommes isolés comme profession et nous avons besoin de nous ouvrir pour élargir le dialogue. C’est une façon de rassembler toutes ces recherches et de les mettre en pratique pour créer nos villes. J’espère que l’Architecture comme discipline suivra vraiment cette voie et s’approchera davantage de la recherche.

Est-ce une nouvelle manière de penser ? Vous venez d’un pays riche de son héritage culturel reconnu comme une des références architecturales avec de grands maitres qui, à l’époque, ne ressentaient pas le besoin de séparer leur conception de l’Architecture de leur pratique. Pourquoi ressentons-nous aujourd’hui ce besoin d’avoir deux activités parallèles et d’établir un laboratoire de recherche intellectuelle pour faire évoluer les choses ?

Je pense que cette tendance est en relation directe avec la manière d’évolution des villes. Au Brésil par exemple, l’histoire de l’architecture dans les années 1950 – 1960s montre que les agendas étaient différents, très chargés politiquement, et les gouvernements étaient les initiateurs des projets urbains ; Brazilia en est un bon exemple. Mais plus tard, avec l’évolution des villes en métropoles plus larges et en effervescence, nous avons commencé à compartimenter l’architecture comme discipline. Nous nous sommes retrouvés par exemple avec des architectes qui font plus de travaux publics, d’autres qui se spécialisent dans d’autres types de bâtiments ; nous avons divisé l’architecture dans différentes niches. C’est ainsi qu’est née l’architecture d’intérieure. Dans une ville comme New York, par exemple, il y a beaucoup de rénovations, de réhabilitations ou de transformation d’espace au sein de bâtiments centenaires. Cela dépend vraiment de chaque ville. Au fil de l’histoire, nous commençons à perdre le contact avec la recherche car l’exercice du métier nécessite plusieurs conditions pratiques liées à la procédure administrative ou au contexte qui diffèrent d’un pays ou d’une ville à l’autre.

Lorsque nous commençons à perdre le contact avec la nature et avec le monde universitaire, c’est vrai que nous pouvons toujours avoir une pratique réussie et continuer à faire du bon travail, mais nous manquons de contact avec les jeunes et c’est le moment où l’on veut vraiment revenir au monde universitaire et à la recherche, car nous devons être en contact constant avec ce qui se passe. Et avec les étudiants, c’est les dialogues qui sont les plus intéressants et l’architecture nécessite un dialogue permanent. Le pire pour notre métier c’est de devenir compartimenté en « niches ». Les gens me demandent souvent quel type d’architecte êtes-vous, comme s’ils savaient qu’il existe différents types déjà : des architectes qui construisent des hôpitaux, d’autres des stades de sport, des intérieurs, etc. Je me souviens d’une citation de Mark Wigley, le doyen de Columbia University, que je trouvais très drôle lorsque j’étais étudiante mais qui est très vraie : « Les architectes, nous savons un peu de tout, et beaucoup de rien » (Architects, we know a little bit about everything and a lot about nothing) ; C’est vrai parce que les architectes sont censés tout savoir !

Avez-vous une activité académique ?

Actuellement je n’enseigne pas mais je suis fréquemment invitée en qualité de critique d’architecture et je fais partie de plusieurs jurys à Columbia University, Pratt, Cooper Union.

On observe l’émergence de plusieurs architectes femmes en Amérique Latine. Quel rôle pour les femmes en Architecture ?

Aujourd’hui, les femmes constituent presque 50% des architectes, ça dépend du pays mais en général on est autour de la parité. Le rôle de la femme a beaucoup changé, aujourd’hui la plupart des femmes poursuivent des études universitaires et ont un diplôme. C’est important d’avoir une femme architecte non seulement pour réaliser l’égalité des sexes, mais parce que les femmes ont une sensibilité différente des hommes et une manière différente de ressentir et de faire les choses. Leur rôle est donc important pour avoir une variété de styles et pour amener des solutions diversifiées aux problèmes.

(Propos recueillis par Cynthia BouAoun et Marc Abi Rached).


Article publié dans l’Albatros, No. 29,  Février 2020, p.29-32 (magazine de l’Académie Libanaise des Beaux-Arts – ALBA).